Vaérie CHATEL : Mettre fin à la solitude des managers

Revue Actualités Juridiques Collectivités Territoriales - 14 décembre 2012

La prévention des risques psychosociaux (RPS) est une priorité pour les directions des ressources humaines (DRH) : elle fait partie de l’actualité (1), elle s’impose comme une obligation que l’employeur doit mettre en œuvre afin d’assurer à ses salariés des conditions de travail qui ne dégradent pas sa santé. Tous les secteurs professionnels sont exposés, tous les métiers, dans le public comme dans le privé, mais les services publics des collectivités territoriales sont tout particulièrement concernés et il y est particulièrement nécessaire de mener des actions de prévention.

Cette obligation se matérialise dans l’inventaire des risques réalisés par le médecin du travail ; elle figure dans les fiches de risques réalisées sur les lieux de travail ; elle est mise en œuvre dans le document unique de sécurité qui identifie les risques physiques et psychiques qui peuvent atteindre les travailleurs au cours de leur activité professionnelle (2). Mais ces démarches sont très techniques : même si la préoccupation est présente pour tous les acteurs du travail, la prévention des RPS reste pour les encadrants une affaire de spécialistes dans laquelle ils ont du mal à se retrouver.

Car les cadres n’ont pas spontanément une lecture du risque. Ils perçoivent leur rôle de cadre est de manager leurs collaborateurs individuellement mais ils ne mesurent pas l’ampleur de leur responsabilité ni la manière dont l’organisation collective est facteur de risque. Tous les niveaux d’encadrement sont pris dans cette difficulté : les managers de terrain comme les cadres dirigeants car ils forment ensemble une structure hiérarchique solidaire. Le manager de proximité est tout particulièrement pris dans un paradoxe car il doit à la fois représenter l’employeur et adapter la stratégie à la réalité du terrain. Cela lui donne un grand sentiment
de solitude quand il est confronté à des risques psychosociaux : il est donc nécessaire d’intégrer les cadres dans les acteurs de la prévention et, pour cela, de partager avec eux une capacité d’analyse collective de l’organisation du travail.

Le premier réflexe d’un cadre : gérer les problèmes individuels

Certains acteurs se sont naturellement impliqués dans la prévention de ces risques particulier parce qu’ils relèvent de leur domaine de compétence : les médecins, les directions des ressources humaines, les assistants sociaux, les psychologues, les organisations syndicales même qui souvent sont les premières à dénoncer l’existence de RPS. Mais les managers qui sont pourtant au cœur du processus d’organisation du travail n’ont pas encore trouvé dans cette réflexion le rôle qu’ils doivent jouer.

Il y a plusieurs raisons à cela : la plupart des encadrants même s’ils entendent parler de « RPS » ne découvrent leur réalité qu’au travers de crises qui touchent leur service. Or lorsqu’un drame éclate la réaction naturelle d’un encadrant non prévenu ne s’inscrit pas dans un processus de traitement des risques psychosociaux mais elle est de réagir en tant qu’encadrant dans une série de réflexes qui aboutissent plutôt à occulter le problème qu’à le régler

Il cherche, par exemple, vis-à-vis de collègues qui se plaignent à minimiser voire à dissimuler les difficultés car les faire apparaître au grand jour est à la fois un aveu d’incompétence dans son organisation du travail et un signe négatif. Alors il ne voit pas, il dénie, il minimise.

Si d’évidence la difficulté ne peut se cacher, il individualise son traitement : il lui semble que ce sont des personnes particulières qui par leur caractère, leur histoire personnelle ou leur comportement sont la causes des difficultés. Le manager qui souhaite jouer son rôle va tenter par exemple d’intervenir dans des conflits interpersonnels, de conduire des entretiens pour re-motiver ou recadrer les comportements de certains de ses collaborateurs. Il est de bonne foi et déçu si ces démarches n’aboutissent pas.

Son analyse du terrain est dans un certain nombre de cas que les victimes de risques psychosociaux sont des personnes fragiles, qu’elles rencontrent des difficultés personnelles qui sont la cause de leur malaise ou de leur souffrance. Et même lorsqu’il s’agit de malaises collectifs, ils pensent en toute sincérité qu’il s’agit là d’une affaires de personnalités, que les syndicats « utilisent » le problème ou que l’entourage dramatise volontairement. Si la difficulté d’une équipe devient si grave qu’il ne parvient plus à la régler par lui-même sa dernière ressource est l’appel à un intervenant extérieur : à la DRH pour muter un collaborateur en urgence, au médecin pour traiter ce qui lui parait relever de la maladie.

Mais cet appel à un intervenant extérieur est souvent vécu difficilement : c’est tout d’abord un aveu de faiblesse à ses propres yeux car il se représente lui-même comme l’autorité (unique) vis-à-vis de ses équipes ; c’est ensuite un changement de posture car il doit accepter l’intervention – l’ingérence même – dans son domaine d’intervenants dont il craint la mise en cause. Aussi au lieu de vivre l’intervention comme une aide et un soutien de la structure à un de ses représentants, il persiste dans un sentiment de solitude et prend toute question comme une suspicion, toute enquête comme une mise en cause. Pour le manager il n’y a donc pas de risques psychosociaux mais des crises : elles peuvent lui paraître imprévisibles ou inhérentes à son métier mais pour lui, s’il est possible d’agir ce n’est que lorsque une crise éclate, et en tout état de cause il vit ce type de situation comme un grand moment de solitude. Ignorant d’ailleurs la plupart du temps les signes précurseurs qui ont pu survenir, son intervention est souvent tardive.

Un risque flou et donc inavouable

C’est parce qu’il est mal connu que ce type particulier de risque professionnel fait l’objet d’une pareille confusion. Les risques psychosociaux sont définis comme « des risques professionnels d’origine et de nature variées qui mettent en jeu l’intégrité physique et la santé mentale du salarié et ont par conséquence un impact sur le bon fonctionnement des organisations » (3). Mais sur le terrain, les « RPS » sont plutôt définis à partir d’un ensemble vaste de manifestations des malaises psychiques ou physiques individuels et collectifs et cela rend leur identification difficile.

Le stress est la manifestation la plus connue mais il n’est qu’une illustration très partielle du vaste champ que recouvre la notion. Toutes les manifestations de malaises individuels, « burn-out » (épuisement), crises, conflits interpersonnels, peuvent relever des RPS. Les comportements de retraits individuels peuvent en être également des signes mais peuvent l’être également la grève, le droit de retrait dans certains cas, l’absentéisme important et répété, le turn-over excessif, etc.

Les risques psychosociaux peuvent également provenir de risques dont la seule évocation provoque des polémiques : le harcèlement moral, l’alcoolisme et les autres addictions, la violence envers les objets, les personnes ou soi-même sont des exemples.

La liste des manifestations des RPS est donc insuffisante pour définir la notion et il est difficile pour un néophyte de démêler la manifestation du risque de sa cause. L’inventaire de ces risques pose un problème pour l’employeur et pour l’encadrant car il s’agit de risques diffus, difficiles à localiser ; ils sont classés dans les risques transversaux et liés non pas à un poste de travail mais plutôt à un ensemble de conditions. Ce sont des risques qui paraissent donc imprévisibles mais aussi inavouables.

Imprévisibles parce que, comme on le verra plus loin, si l’on peut identifier des facteurs de risques, il est impossible de prédire précisément qui ils toucheront, ni à quel moment ils se produiront. Inavouable parce que de ce fait – son caractère indéfini et imprévisible – il est difficile d’officialiser le fait que des salariés soient, en conscience, exposés par leur employeur à des risques qui peuvent atteindre la santé dans une dimension impossible à prévoir. Certains facteurs de risques peuvent être repérés et donc traités, comme la dégradation de l’environnement de travail (un public difficile, la violence), la défaillance du management, des relations de travail détériorées, les conditions de travail difficiles (le matériel, les changements organisationnels), mais dans les faits ces causes s’entremêlent et cela rend difficile la prévention et l’intervention. Les difficultés de management se combinent avec un changement de locaux, l’exposition à un public violent est aggravée par les tensions entre collègues, la réforme d’un organigramme se produit à un moment où la charge de travail est importante.

Lorsque surviennent des faits relevants des RPS, le cadre se retrouve souvent lui-même pris dans la tourmente d’un cumul de manifestations et de cause. Il est même souvent mis en cause. Il lui est d’autant plus pénible de prendre de la hauteur pour tenter de prendre des mesures correctives. Il arrive fréquemment que les cadres se retrouvent les grands accusés d’un climat social dégradé. Cela renforce leur sentiment de solitude et constitue un frein au dialogue collectif serein qu’il serait nécessaire de mettre en œuvre pour construire un véritable système de prévention. Dans certains métiers, le risque professionnel est intégré dans l’identité professionnelle.

Les travailleurs sociaux

Le travail social est un secteur dans lequel l’exposition aux risques psychosociaux est avérée. La violence du public dans certains quartiers, le poids de la charge de travail et l’intensité psychique de ce travail sont autant de facteurs de risques. Les travailleurs sociaux sont régulièrement l’objet de menaces, d’agressions verbales ou même d’agressions physiques. Si leur charge de travail augmente, leur vigilance risque de diminuer, la difficulté de leur métier peut également générer un absentéisme dont les conséquences se répercutent sur les conditions de travail de leurs collègues. Mais les démarches de prévention se heurtent à leur culture professionnelle. Car le risque est souvent intégré comme une fatalité. C’est du moins ainsi que raisonnent certains professionnels qui pensent que les mesures de prévention de la violence – comme demander la protection de la police pour aller dans certains quartiers par exemple – constituent une atteinte au sens même de leur métier.

C’est ainsi que se construit la représentation collective et l’identité de certains métiers et les cadres eux-mêmes ne peuvent que difficilement adopter un point de vue différent car cela les place dans une posture paradoxale : ils prescrivent le travail mais ne peuvent garantir la sécurité des salariés car les précautions à prendre seraient telles que le travail lui-même serait empêché.

De là d’ailleurs à prétendre que ne sont victimes que ceux qui s’y prêtent il n’y a qu’un pas qui est communément franchi. C’est l’argument final pour ne pas prendre en compte la réalité du risque et la nécessité de sa prévention. Tout comme dans certains métiers la peur du risque est moquée, et la provocation du danger un rite destiné à conjurer la peur (4), les métiers fortement exposés à des risques psychosociaux tels que la violence du public ont une culture où le risque d’agression est minimisé, où le fait d’être insulté peut être vu comme une fatalité ou comme une manière d’acquérir de l’expérience, où les causes d’une agression ne sont pas analysées en tant que situation de travail mais renvoyées au professionnel en tant que pratique ou posture personnelle.

Une méconnaissance de l’ampleur de la responsabilité

S’il est nécessaire de mener une réflexion sur les manifestations que recouvrent les risques psychosociaux c’est parce que, et peu de cadres et de dirigeants en sont conscients, il y a en matière de risques professionnels non seulement une obligation de prévention, c’est-à-dire obligation de mettre en place des mesures pour éviter le risque, mais aussi une obligation de résultats. La responsabilité liée à cette obligation est lourde (5) .

Cette obligation de résultat, qui s’applique à tous les risques professionnels, qu’ils soient physiques ou psychiques, implique que leur responsabilité peut être recherchée, – et elle l’a déjà été – si leur comportement ou leur absence de réaction a des conséquences graves. En matière de RPS, un suicide, un acte de violence ou la dégradation sérieuse de la santé d’un salarié font partie de ces conséquences possibles. Pour éviter que leur responsabilité soit mise en cause, y compris sur le plan pénal, l’employeur a donc l’obligation de mettre en oeuvre non seulement des mesures de prévention mais aussi des interventions pour faire cesser le risque à l’encontre des membres de l’entreprise si nécessaire.

Les mesures les plus courantes sont :

  • le retrait du poste de travail sur décision hiérarchique ;
  • la mobilisation de la médecine professionnelle pour évaluer l’aptitude ;
  • les mesures disciplinaires si elles sont nécessaires ;
  • voire le signalement au procureur de la République sur le fondement de l’article 40 du Code pénal si la situation constitue un délit (6) .

Mais l’employeur ne met pas en oeuvre facilement cette obligation : les agents et les cadres sont des membres d’une communauté, ils jouent qu’on le veuille ou non un rôle dans une structure collective. Si leurs résultats professionnels sont bons il est d’autant plus compliqué pour un responsable de mettre en cause des collaborateurs, dans un champ où les faits sont difficiles à établir.

Comme dans l’ensemble des risques professionnels, les comportements collectifs vis-à-vis de la manifestation des risques psychosociaux ne sont pas forcément « raisonnables » : dans certaines situation l’environnement de travail dissimule les difficultés (l’alcoolisme, l’absentéisme, la violence). Les collègues au minimum refusent de dénoncer, au pire cautionnent ou aggravent. Ceux qui acceptent de dénoncer des difficultés le font souvent sous le couvert de l’anonymat auprès des médecins du travail ou des psychologues mais refusent de rendre public leur témoignage ce qui rend difficile voire impossible l’établissement de faits : l’obligation d’intervention pour faire cesser un problème se heurte à la présomption d’innocence ou à la difficulté d’enquêter. L’ensemble de ces facteurs fait que le cadre est dans l’incapacité de prendre les mesures d’intervention nécessaires et qu’il ressent lui-même une grande difficulté devant les choix à faire.

Enfin dans un certain nombre de cas il est difficile pour l’employeur de mettre en oeuvre une procédure quand la victime d’une défaillance refuse de porter plainte ou même de témoigner. Ce comportement se retrouve dans l’ensemble des risques professionnels qu’ils soient physiques ou psychiques. Mais alors que le risque physique est matériel, le risque psychosocial est difficile à révéler car il est insaisissable : tout le monde en parle, il est l’objet de rumeurs, mais aussi de silences et de secrets. Les cadres ne sont la plupart du temps pas armés pour dénouer seuls les fils de ce problème.

L’employeur est solidaire de ses cadres

En effet l’encadrement au regard des responsabilités en matière de risques professionnels forme un tout : lorsque la hiérarchie directe évite de traiter un problème, il est fréquent que la hiérarchie supérieure « couvre » ses cadres de proximité.

En effet, le questionnement d’un tiers sur l’organisation du travail et ses dysfonctionnements est toujours perçu comme une ingérence qui vient perturber les « petits arrangements locaux » pour reprendre l’expression de Francis Ginsbourger (7), que doivent nécessairement mettre en œuvre les cadres pour faire fonctionner leurs équipes.

Petits arrangements qui sont des dérogations la plupart du temps minimes au fonctionnement de l’organisation (assouplissement des règles, attribution de petits privilèges ou au contraire mise en place de réglementations contraignantes). Elles permettent aux cadres de faire face à la réalité du travail qui n’est jamais dans le réel semblable à qui est prescrit. Car le réel est fait d’imprévus, d’urgences, de forces et de faiblesses des équipes, c’est une réalité locale du travail que personne ne veut mettre au jour, ni les cadres qui peuvent être responsables de leur déviance (ultra contrôle, durcissement injustifié des règles) ou de laisser faire (absence de contrôle sur une personne ou sur des équipes), ni la direction qui a besoin de ce fonctionnement même si elle ne veut pas en connaître le détail.

L’organisation toute entière repose sur cette adaptation de la réalité au travail prescrit et les cadres en réalisant ces « arrangements » sont les représentants de l’organisation. Le devoir des dirigeants qui ont nommé des managers dans des fonctions de conduite d’équipes est de leur apporter soutien et reconnaissance.

Mettre en cause des cadres pour une entreprise serait aller contre nature en se privant de ses fondations car les cadres sont les représentants de l’employeur et leur fonction est de mettre en œuvre les orientations données au plus haut niveau. Les cas les plus médiatisés de suicides au travail aboutissent d’ailleurs, on le voit dans l’actualité à sanctionner non pas les cadres de proximité, mais les dirigeants de l’entreprise (par ex., France Télécom).

Il y a donc un accord implicite entre la direction et les cadres de proximité pour éviter que la question des RPS ne prenne une dimension organisationnelle. Tout milite sur le terrain et dans l’organisation pour que les manifestations qui pourraient relever de risques psychosociaux soient minimisées et ramenées à des problèmes individuels : la fragilité d’une personne, l’histoire personnelle d’un salarié (divorce, deuil), voire le mauvais caractère d’un collaborateur. L’entourage professionnel lui-même adopte parfois la même analyse : Si le travail a pu être un lieu de révélation du risque « parce qu’on a senti que cela allait mal », on se garde bien la plupart du temps de s’autoriser à établir un lien (8).

Même lorsque se produit un drame comme le suicide d’un salarié, même s’il se produit dans un contexte difficile, en présence d’autres incidents inquiétants, après un conflit sur le lieu de travail, après une sanction, l’ensemble de l’organisation fait en sorte d’éviter de reconnaître le lien que l’on pourrait établir : « il était fragile ou c’était imprévisible » voire renverse la responsabilité : « il était perturbé, menaçant ». Les collègues justifient le fait de ne pas avoir vu ou prévu le drame parce qu’ils se sentent eux-mêmes dans l’obligation de se dédouaner : « je l’ai vu hier et tout allait bien », ou « il ne donnait pas de nouvelles », ou « il ne parlait pas ».

Les organisations syndicales de leur côté prennent souvent un parti adverse et accusent : la direction, le management par objectif. Ils peuvent même accuser des personnes précises. Toutefois, ces mises en cause ne provoquent pas des prises de conscience mais des réactions de défense.

Cette analyse qui renvoie aux individus la cause des risques psychosociaux, ignore un phénomène simple : c’est que le risque – surtout celui-là – ne touche pas indistinctement tous les acteurs, il s’attaque à ceux qui sont déjà fragilisés. De la même manière que c’est le rouage le plus usé d’une mécanique qui cède le premier, dans un collectif de travail, ce sont les salariés les plus fragiles qui sont les premières victimes. Il est donc difficile pour un manager lorsqu’un événement relevant des risques psychosociaux survient de dépasser cette analyse individuelle.

La multiplicité des intervenants engendre la confusion

Pour les encadrants, les risques psychosociaux ne représentent pas une problématique claire : Ils n’en ont connaissance qu’au travers de crises, leur lecture des faits est plutôt individuelle que collective et dans ces situations les interventions des différents acteurs sont à leurs yeux plutôt une source de confusion qu’une aide à la clarification : les organisations syndicales viennent en accusatrices, la direction des ressources humaines en ingérante, les médecins ou psychologues prennent souvent la défense des salariés contre l’encadrement et se réfugient fréquemment (à juste titre) derrière leur déontologie pour ne pas communiquer les éléments concernant la santé individuelle des salariés.

Dans un grand nombre de cas, le représentant de la médecine professionnelle est le plus compétent sur le plan de la connaissance et de l’analyse des RPS (9) ; S’il arrive qu’il puisse être consulté, sa vision médicale des situations de travail et sa compétence ne lui permettent pas forcément de conduire des analyses organisationnelles qui prennent en compte en plus de la santé du salarié les conditions pratiques de l’organisation du travail.

Cet argument est difficile à entendre pour les médecins et pour les représentants du personnel mais il est réel. Prenons un cas extrême : un travailleur social dans le secteur de l’enfance est en difficulté à cause d’une charge de travail qui augmente, d’une pression qui pèse sur ses épaules devant l’enfance maltraitée. L’analyse clinique de la situation devrait permettre au salarié de se retirer de son poste de travail mais l’organisation pratique du travail met le salarié devant un dilemme : se protéger ou continuer sa mission pour préserver des enfants en danger. Le médecin relèvera à juste titre que le salarié s’est retrouvé dans une situation sans issue telle qu’elle constitue en elle-même un risque grave pour l’assistant social mais il ne se permettra pas de juger si l’organisation du travail a été assez pertinente pour permettre la réalisation de la mission de service public vis-à-vis de l’enfance en danger. Les cadres vivent forcément difficilement ce genre de tension puisqu’ils sont à la fois responsables de la bonne marche de leur service et responsable de la santé de leur collaborateur.

La place des représentants du personnel est également source de tension : ce sont souvent eux qui mettent au jour les problèmes des équipes. Ils sont donc souvent perçus par les cadres comme des critiques plus ou moins sincères de l’organisation mise en place par les cadres voire comme des facteurs aggravant des tensions car leur intervention aboutit souvent à faire resurgir ce qu’eux-mêmes tentent d’apaiser ou de faire taire.

La première des nécessités est donc d’informer les cadres sur la place des acteurs dans la prévention des risques psychosociaux. Pour que le cadre ne se sente pas seul, face à des risques qui représentent pour lui une lourde responsabilité il est important que les organisations se dotent d’une structure d’analyse et de gestion des risques claire et lisible par tous.

Dans cette structuration il apparaîtra que sa place est au coeur du dispositif et cela l’amènera à prendre conscience non seulement du poids de sa responsabilité mais aussi de ses capacités d’action pour anticiper et traiter les problèmes liés à la santé des salariés qu’il encadre.

Ce rôle n’est pas encore complètement approprié dans les organisations, et notamment dans les grandes organisations. La gestion des risques et la santé des salariés ont été ces dernières années accaparées par des spécialistes : les médecins, les préventeurs, les ergonomes ou par des personnes désignées pour veiller à la prévention des risques professionnels.

Or tous les services rendus par les services de santé et par les directions des ressources humaines doivent être organisés pour constituer une véritable ressource pour les cadres et pour les salariés : les professionnels de la santé détiennent une expertise sur l’influence du travail sur la santé des salariés, les ergonomes peuvent analyser et faire évoluer le processus de production, le DRH a une capacité à intervenir sur l’organisation et à donner les moyens humains ou matériels pour la faire évoluer.

On le voit, il s’agit ici de faire travailler tous les acteurs sur les conditions de travail et non sur des personnes définies.

En plus de leur savoir-faire professionnel les acteurs qui participent à la prévention des risques psychosociaux doivent donc avoir une posture et une image ouverte vis-à-vis des cadres. Leur fonction n’est pas de mettre en cause mais d’apporter des outils ou une aide pour améliorer les conditions de travail et donc la production. Cette posture n’est pas forcément simple car la direction des ressources humaines a aussi d’autres fonctions : garantir le respect des règles internes et externes de la structures, entendre éventuellement les salariés s’ils sont en difficulté, et surtout organiser au sein de la structure le dialogue social.

Or les risques psychosociaux sont un sujet d’actualité pour les représentants du personnel. C’est très souvent par leur intermédiaire que s’exprime la souffrance au travail. Ils ont une connaissance concrète du travail des salariés, c’est parfois à eux que les salariés confient leurs problème, et ils ont acquis ces dernières années des réflexes qui les amène à faire le lien entre les événements qui se produisent au travail (accident, absentéisme, dépression, suicide). Tous les syndicats développent actuellement une réflexion sur la question des RPS, avec des visions différentes.

Le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) a pour mission de contribuer à la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs ainsi qu’à l’amélioration des conditions de travail. Ce devrait donc être le lieu ou tous les acteurs de la prévention et de la santé, représentants du personnel compris, se retrouvent pour élaborer ensemble une stratégie d’amélioration. Mais derrière cette intention théorique la réalité est différente. Le CHSCT est souvent un lieu de confrontation des points de vue, sa capacité à mener des enquêtes n’est pas toujours reconnue sur le terrain. Si par hasard il est confié à des représentants du CHSCT la mission d’analyser une situation de travail, les interlocuteurs qu’ils rencontreront sur le terrain ne leur seront pas forcément favorables.

Ces difficultés ne font souvent qu’alimenter les controverses. Alors qu’il faudrait construire des clés d’analyse pour améliorer les conditions de travail à partir d’une rencontre des points de vue, il se trouve fréquemment que les travaux des CHSCT n’aboutissent qu’à figer l’opposition des points de vue entre la direction de la structure, ses cadres d’un côté et les salariés, leur représentant et parfois leurs accompagnants de l’autre. Là également il y aurait beaucoup à gagner à faire évoluer le rôle de chacun et sortir de l’accusation réciproque et prendre en compte la différence de point de vue pour proposer des solutions.

La définition du rôle des cadres fait partie des points à clarifier dans cette ensemble de relations : le cadre est souvent le grand accusé. Pour les représentants du personnel sa mission est d’exploiter au maximum les personnels, au détriment même de leur santé.

Certains cadres n’ont eux-mêmes pas une vision très claire de leur fonction. La clarification du rôle des acteurs dans une organisation lisible est une démarche qui leur permettra également de se situer dans un ensemble d’intervenants et, par là, de définir leur propre rôle dans cet ensemble : la fonction d’un cadre est d’organiser concrètement le travail de ses équipes. Il dispose pour cela d’un ensemble d’outils, de savoirs professionnels et des références internes de la structure qui lui servent de cadrage. Mais il possède également une marge de manœuvre qui lui permet d’adapter à la réalité les consignes qui lui sont donnés en matière de production et qui transforment le travail prescrit en travail réel. C’est cet équilibre entre références collectives et adaptation à la réalité qui constitue la mise en œuvre des conditions de travail d’une équipe. Or les encadrants estiment souvent que la réalisation de la production de leur équipe est entravée par la faiblesse des ressources qui leurs sont attribuées : des délais trop courts, des moyens humains ou matériels insuffisants.

Cette analyse est souvent fondée sur une réalité vécue mais elle n’est pas le seul élément à prendre en compte. Les cadres doivent aussi connaître les facteurs qui influencent la qualité des conditions de travail

La performance d’un encadrant est fondée sur sa capacité à mobiliser ses équipes pour qu’elles soient le plus productives possibles : la plupart du temps un encadrant sait intuitivement que cette capacité nécessite un équilibre entre plusieurs facteurs de motivations, la réussite individuelle de chaque agent, l’existence de règles de fonctionnement claires et acceptées, une ambiance de travail positive sur le plan matériel (environnement et matériel de travail) comme sur le plan psychique (respect individuel, convivialité).

Ce sont ces éléments fondamentaux qui sont occultés lorsqu’un cadre est confronté aux risques psychosociaux et c’est ce qu’il néglige lorsqu’il tente de traiter seul ses manifestations.

Il est donc nécessaire d’inclure dans la formation du cadre des connaissances objectives leur permettant de veiller à ce que les éléments constituants les conditions de travail soient bien réunis de manière à éviter l’apparition des risques psychosociaux et à pouvoir analyser par lui-même les forces et les faiblesses de l’organisation qu’il conduit : un cadre n’est pas maître de l’ensemble des conditions de travail de son équipe, une partie de ces conditions relèvent par exemple de l’environnement (le public, par exemple), des conditions économiques, ou de la culture de l’entreprise mais son rôle est de créer un équilibre en plusieurs facteurs de travail.

Ses facteurs de qualité des conditions de travail sont définis et peu nombreux : plusieurs grilles sont utilisées par les professionnels, (la plus courante est le questionnaire dit de Karasek) (10). Parmi les indicateurs les plus utilisés figurent :

  • la charge de travail ;
  • la charge mentale ;
  • l’autonomie décisionnelle ou les marges de manœuvre ;
  • la reconnaissance ;
  • le soutien collectif, les rapports sociaux.

Aucun des indicateurs n’a de valeur absolue : les salariés soumis à une forte pression mais disposant de marges de manœuvre importantes peuvent trouver leur travail épanouissant. Il n’y a donc pas de pratique précise qui permette à un cadre de poser seul un diagnostic. Mais ces indicateurs sont des sujets d’attention qu’il doit surveiller. Ils lui permettent de repérer les champs d’action qui lui sont ouverts. Alors que l’expérience montre qu’il lui est impossible d’influer sur le caractère ou la vie privée de ses collaborateurs, il découvrira qu’il lui est possible d’améliorer la répartition de la charge de travail ou de chercher des solutions pour réduire la charge mentale liée au travail, de développer l’esprit collectif et la convivialité d’un groupe, ou de mieux manifester sa propre reconnaissance vis-à-vis du travail de ses collaborateurs.

Dans un monde ou les conditions de travail se modifient en permanence, cette compréhension des facteurs de conditions de travail lui permettront de prendre en compte les conséquences des changements qui surviennent (ou qu’il organise) dans le travail : l’accélération des rythmes, la pression du public, le climat de l’équipe sont des indicateurs à surveiller non pas un à un mais dans leur combinaison. Le rôle du cadre est aussi de mettre en œuvre cet équilibre, de le restaurer quand il faiblit, de compenser ses déséquilibres. Mettre en cause des cadres pour une entreprise serait aller contre nature en se privant de ses fondations car les cadres sont les représentants de l’employeur et leur fonction est de mettre en œuvre les orientations données au plus haut niveau. Les cas les plus médiatisés de suicides au travail aboutissent d’ailleurs, on le voit dans l’actualité à sanctionner non pas les cadres de proximité, mais les dirigeants de l’entreprise (par ex., France Télécom). La première des nécessités est donc d’informer les cadres sur la place des acteurs dans la prévention des risques psychosociaux. Pour que le cadre ne se sente pas seul, face à des risques qui représentent pour lui une lourde responsabilité il est important que les organisations se dotent d’une structure d’analyse et de gestion des risques claire et lisible par tous.

Les cadres ont donc une très importante place à prendre dans la prévention des risques psychosociaux. C’est un enjeu pour toute l’organisation du travail, mais c’est surtout un enjeu pour eux-mêmes. Pour ne plus subir la critique, il leur faut prendre conscience de leur place dans ce jeu d’acteurs complexe qu’est le monde du travail.

(1) V. par ex., F. Meyer et C. Sachs-Durand, Compte-rendu d’une table ronde sur les risques psychosociaux, Premier volet : Les risques psychosociaux, état des lieux, RDT 2012. 633.
(2) V. Dictionnaire permanent Social EL, « Santé et sécurité au travail », nos 34 et s. ; Dictionnaire permanent Sécurité et conditions de travail EL, « Risques psychosociaux », n° 60.
(3) Définition du ministère du Travail.
(4) C. Dejours, Souffrance en France, P/points, coll. « Essais », 2009.
(5) V. not. Guide CHSCT EL, Fiche pratique « Le CHSCT », n° 84.
(6) Par ex., atteintes à la dignité de la personne (C. pén., art. 225-1 et s.), harcèlement sexuel (C. pén., art. 222-23), risques causés à autrui (C. pén., art. 223-1). V. Dictionnaire permanent Sécurité et conditions de travail, « Poursuites et procédures », n° 33.
(7) F. Ginsbourger, Ce qui tue le travail, Michalon, 2010.
(8) L. Lerouge, Suicide du salarié et faute inexcusable de l’employeur : quelles évolutions juridiques ?, RDSS 2012. 373.
(9) Sur le rôle du médecin du travail, v. M. Alves Condé, M. Roussel, B. Gomes et K. Chatzilaou, Les nouveaux visages de la médecine du travail, RDT 2012. 200.
(10) Job Content Questionnaire (JCQ) ou Questionnaire dit de Karasek, dont l’objectif est l’évaluation des contraintes de l’environnement psychosocial au travail, en ligne sur www.inrs.fr. Pour un exemple de prise en compte des résultats de l’enquête de Karasek par le juge, Versailles, 28 nov. 2012, n° 12/02899.