Enseignements des fonctionnaires invisibles pour l’après crise
Pendant les deux mois de confinement, 500 000 fonctionnaires territoriaux, en retrait des campagnes médiatiques et des applaudissements quotidiens, auront assuré la continuité de services publics locaux vitaux. Leur point commun : ces « invisibles » figurent en grande partie dans le bas des échelles statutaires et salariales.
Depuis plusieurs décennies, dans les représentations communes, percevoir un salaire élevé serait corrélé à une plus grande valeur sociale. La logique des "premiers de cordée" incarne cette conception élitiste. Or, la crise révèle une dynamique inverse : ce sont aujourd’hui ces invisibles qui semblent réellement "utiles à la Nation", en assurant des actes essentiels pour garantir, à l’écrasante majorité confinée, des conditions de vie dignes.
L’épreuve collective actuelle serait-elle l’occasion de redonner ses lettres de noblesse à l’article 1 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen disposant que "les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune" ?
Aux côtés de la symbolique « caissière », les agents territoriaux poursuivent leurs missions au service de l’intérêt général. Certains esprits chafouins seraient tentés d’observer que les fonctionnaires ont la chance de voir leur rémunération maintenue à taux plein contrairement aux salariés du privé. Rappelons qu’au vu des différentiels structurels de rémunération en défaveur du secteur public, l’argent n’est pas la principale source de l’engagement des agents publics. Pour autant, un premier enseignement de cette crise consiste à réinterroger les politiques salariales à l’aune de leur utilité pour notre société et donc de la valeur que nous accordons à tout travail méritant un juste salaire.
Quant au statut de la fonction publique, souvent décrié comme suranné, il permet aujourd’hui aux employeurs publics d’assurer le niveau de services requis, sans risquer de droit de retrait. Une facilité qui s’étend au temps de travail, là aussi loin des clichés. Le statut permet en effet de mobiliser, redéployer, voire réquisitionner des agents afin d’assurer les missions urgentes, souvent au bénéfice des citoyens les plus fragiles... d’agir vite pour éviter une crise dans la crise.
Un deuxième enseignement est donc de cesser de considérer le service public et ses agents comme un coût, pour y voir plutôt une protection de notre modèle social.
Pis, c’est comme si cette incompréhension se répandait jusque dans les plus hautes sphères de l’Etat. Face à la nécessité de doter rapidement les employeurs publics des outils juridiques adéquats, à l’instar des dispositifs offerts immédiatement aux entreprises, nous avons assisté à une valse d’hésitations gouvernementale : création tardive d’une autorisation spéciale d’absence, atermoiements sur la suspension du jour de carence ou l’imposition possible de jours de congés, doutes sur l’attribution d’une prime exceptionnelle, ou encore reconnaissance limitée du Covid 19 en tant que maladie professionnelle. Cela n’est pas sans rappeler le dernier débat sur les retraites, dont l’une des évolutions visait à réduire le nombre de métiers relevant des catégories actives bénéficiant de conditions plus favorables : agents de la voie publique, personnels médico-sociaux, chargés de collecte des ordures ménagères et…. un professionnel sur deux du secteur hospitalier. En somme, ceux qui sont aujourd’hui en première ligne de la crise sanitaire. Parmi eux, figurent une écrasante majorité de femmes dans les métiers du care, parfois exercés à temps partiel subi voire en horaires décalés.
Autre enseignement de la crise, la généralisation du « télétravail pour tous », qui dans les faits concerne avant tout les fonctions dites de bureau, pendant que les invisibles doivent continuer à intervenir sur le terrain. L’accélération du télétravail bénéficiera dans le monde d’ « après » principalement aux cadres, aux mieux formés et payés, dont 70% souhaitent déjà poursuivre ce home office, libérateur de certaines contraintes comme les temps de trajets. Les autres reprendront leur poste comme avant ou presque, avec le risque de creuser encore davantage les inégalités entre les in et les out de la « révolution digitale ».
L’après-11 mai porte assurément le risque d’un monde à deux vitesses accentuant les inégalités du travail et renforçant les décalages existants entre « visibles » et « invisibles », une fois la verve des remerciements passée.
Il est désormais de la responsabilité des employeurs d’assurer un retour à la normale qui fasse ressortir le meilleur de cette épreuve. C’est un défi managérial, à l’image de cette crise inédite qui a remis en lumière l’importance de la cohésion, des solidarités et de la nécessité de garder le lien. C’est aussi plus globalement un défi sociétal : celui de mettre en place des compensations, qui permettront de retrouver un nouvel équilibre, gage d’un vivre ensemble harmonieux.
Johan Theuret
Président de l’Association des DRH des grandes collectivités
Aude Fournier
Vice-Présidente de l’Association des DRH des grandes collectivités